Il était une fois…
J’ai toujours voulu amorcer un texte de cette façon, sans doute parce que je me suis toujours vu comme un personnage plutôt que comme une personne. Donc, il était une fois une femme qui avait deux enfants. Le second, un garçon, naquit dans d’étranges circonstances, devant un public constitué d’une vingtaine d’étudiants en infirmerie. Chose étrange, il ne pleura pas en venant au monde. Selon un vieil adage, « les bébés qui ne pleurent pas en venant au monde savent qu’ils auront une vie bien difficile ».
Le temps passait et le garçon souffrait d’un mal mystérieux qui se traduisait par des maux de ventre atroces et une maigreur extrême. D’innombrables nuits blanches à le bercer n’y faisaient rien. Les médecins des cliniques et du CLSC ne voyaient rien d’anormal : « Votre fils va bien, Madame, rentrez chez vous. » L’avenir semblait alors bien sombre pour le fils. Heureusement, sa mère était sagace. C’est à l’hôpital Sainte-Justine que le diagnostic est finalement tombé, après le deuxième test de la sueur : « Votre fils est atteint de fibrose kystique. »
Sortons maintenant de la légende et poursuivons notre route dans les dédales de ma mémoire. J’ai souvenir de ma vie préscolaire, un mélange de comprimés, d’Ensure®, de thérapies, de visites à l’hôpital et de ma sœur qui me surprotégeait. Des chansons inventées par mes parents pour que je prenne mes antibiotiques. De mon grand-père qui, candidement, déclarait à tous vents que je n’étais absolument pas malade. Mes débuts à l’école furent angoissants, et pour moi et pour ma sœur. Les médicaments étaient moins bons en 1986. Des maux de ventre ponctuaient mes semaines. Les infections pulmonaires et les opérations aux sinus donnaient le rythme à mes absences. Heureusement, ma sœur veillait sur moi, à l’aller, durant les récréations, à l’heure du dîner et au retour de l’école.
Il n’y avait aucun tabou relativement à ma condition médicale chez moi, et ce, depuis toujours. Tout le monde le savait. La dame du dépanneur du coin, les enseignants et l’ensemble des élèves de mon école. Chaque année, ma première présentation orale portait sur la fibrose kystique. Chaque année, des activités d’art plastique étaient consacrées à des cartes de prompt rétablissement à mon intention. La fibrose kystique est une maîtresse exigeante et très prenante. Les secrets aussi le sont. Je crois que le poids des deux m’aurait broyé les os. Heureusement, un seul des deux pesait sur mes frêles épaules. Au fil des ans, les désirs et les problèmes changent. Au secondaire, les autres élèves, bien que toujours empathiques, commençaient à faire preuve d’un certain respect et d’admiration envers mon parcours. Ils trouvaient épatant que, malgré la maladie, malgré les nombreuses absences, je m’accroche et je continue à toujours rire de la vie.
La vie n’était pas toujours rose. Il y avait un prix à payer pour pouvoir continuer. Un prix de plus en plus élevé. La fatigue et l’angoisse. Angoisse de ne plus pouvoir suivre le rythme. Angoisse du temps qui file beaucoup trop vite. Angoisse de ne pas avoir le temps. Angoisse de mourir avant les cheveux blancs. Angoisse de ne pas trouver celle qui ne verrait pas la maladie, qui me verrait moi. Pour cette angoisse en particulier, je dois un merci spécial à l’un de mes amis. Vous savez le genre de révélation qui n’arrive que vers trois heures du matin, à la fin d’une fête, lorsque presque tout le monde a sombré dans un sommeil éthylique. Donc, dans un de ces moments, il se retourne vers moi et me dit que je suis chanceux dans le fond. Pas d’amourette pour moi, juste la totale. La fibrose est un si grand filtre relationnel que quand je trouverai une fille, m’a-t-il dit, l’engagement sera énorme, dès le début. C’est vrai, mais quand on est encore célibataire, ce n’est qu’un demi-réconfort.
Il avait raison. Peu de temps après, j’amorçais une relation qui allait durer quatre ans. Cette relation a échoué pour les mêmes raisons banales que chez les « non-malades ». Comme le disait souvent ma mère : « Les “fibroses” aussi se cassent des jambes! » En fin de compte, les relations amoureuses finissent toutes pour la même raison. Il n’y a plus d’amour tout simplement. Simple, mais brutal. J’ai fait une technique au cégep. En cinq ans, mais je l’ai tout de même obtenu, mon diplôme! J’ai aussi fait de l’improvisation dans la ligue des Tangerines durant mes deux dernières années collégiales. La deuxième, j’étais capitaine et nous avons eu une saison parfaite. Cette année-là, j’ai obtenu à deux reprises le titre de « Joueur par excellence », et je n’ai perdu aucune impro. J’ai également constaté à quel point la maladie pouvait inspirer les autres. J’ai joué alors que j’étais malade, fiévreux et même déshydraté. À la fin de la deuxième saison, mes coéquipiers m’ont dit à quel point il leur était impensable de ne pas tout donner, puisque moi, j’allais toujours au-delà de mes limites. Je suppose qu’il devenait excessivement gênant pour eux de ne pas faire de même. En plus, ils n’étaient même pas malades, eux!
Vingt-deux ans après l’établissement du diagnostic, j’ai compris que ce gène déficient avait enrichi non seulement ma propre vie, mais aussi celle de mon entourage. J’ai toujours eu une perception positive de la fibrose kystique, même lorsque je devais m’arrêter sur le bord de la route pour vomir ma dernière dose de cipro, avant de poursuivre ma route pour aller faire un examen. La maladie m’a rendu plus fort, positif, acharné, déterminé, fou et bien plus névrosé. Plus triste aussi, anxieux, coupable, bien plus coupable que de raison. Le prix à payer est élevé, mais je le paie le sourire aux lèvres. Cette maladie n’a pas apporté que de la peine à mes proches. Elle leur donne aussi du courage, de l’espoir, de la détermination et une drôle de compréhension de la vie, de la maladie et de la mort.
Au début de l’âge adulte s’est pointé le sentiment de culpabilité, tel un incendie de forêt dévastateur. Je me sentais coupable d’avoir gâché la vie de mes proches et d’être une source d’inquiétude perpétuelle pour eux, coupable de ne pas en faire assez et, comble du ridicule, d’être moins malade que d’autres, de me plaindre, alors que moi, j’étais toujours vivant. La culpabilité et l’angoisse sont des feux. Aujourd’hui, ils sont réduits à l’état de braises, mais je dois rester vigilant et les garder à l’œil. Sans quoi le feu qui dort, celui qui n’est pas mort, celui qu’on ne peut tuer, reviendra tout dévaster. De la culpabilité, de l’angoisse, mais jamais de honte. Me voilà donc en 2004 au sortir du cégep, vingt-trois ans, nouvellement célibataire, légèrement anxieux, mais en meilleur état qu’à mon entrée. Ces cinq années ont été marquées par l’impro, le bonheur, l’amour, la déception et deux opérations aux sinus. Les opérations numéro onze et douze. Mon VEMS est très beau, mais mes sinus ressemblent à l’Europe de 1945, avant le plan Marshall. Je peux dire que ce sont mes problèmes de sinus qui m’ont appris la douleur. Je suis allé à la bonne école et ma tolérance à la douleur est respectable.
C’est à ce moment-là que j’ai rencontré celle qui allait devenir mon épouse : Amélie. Des amis communs nous ont présentés. Elle me connaissait déjà sous l’appellation « l’ami fibro-kystique de Jean-Luc » avant notre première rencontre. C’est en toute connaissance de cause qu’elle s’est intéressée à moi. Puisqu’elle aime l’homme que je suis et que la maladie influence grandement qui je suis, je ne peux qu’être reconnaissant de cette différence sur mon septième chromosome. Pendant l’été qui suivit la fin de mes études collégiales, j’ai eu un grave accident de voiture. Bilan : hémorragie cérébrale et le pied droit complètement fracturé. C’est un miracle que je ne sois pas mort. Il faut admettre que j’étais plutôt expérimenté en ce qui concerne la douleur, les tests, les opérations, les drogues et, bien sûr, j’étais devenu expert pour mettre ma vie sur pause pendant quelques mois. À l’hôpital Sacré-Cœur, j’étais le chouchou des inhalothérapeutes, qui ne voyaient pratiquement jamais de patients fibro-kystiques.
Amélie faisait plus de deux heures de bus et de métro tous les jours pour venir me voir. Voyager entre Saint-Basile-le-Grand et l’hôpital Sacré-Cœur, c’est long, très long. Elle a encaissé le coup. Nous n’étions ensemble que depuis six mois. Les conjoints et conjointes de fibro-kystiques ont une force à toute épreuve. À mon avis, souffrir est simple; voir souffrir les gens qu’on aime, c’est là le véritable défi. Je ne changerais de place avec elle pour rien au monde – je ne suis pas assez fort. Ensuite vint le temps de l’université, du premier appartement partagé avec Amélie. Nous tentions de nous créer une vie atypique qui nous convenait. Aveuglé par mon bonheur, j’ai été négligent : j’ai relâché ma vigilance et ne surveillais plus les braises. L’incendie est devenu imminent. Quand j’ai enfin senti que le feu n’était pas mort, la flambée était déjà haute. Quelle vie offrais-je donc à Amélie? Une vie de douleurs, de peines, de précarité financière? Avais-je le droit de faire ça à la femme que j’aime plus que tout au monde? J’ai circonscrit le feu, mais sans réussir à l’éteindre. Malgré l’angoisse, grâce à l’amour, j’ai continué d’avancer. Quand j’ai craqué et que je lui en ai parlé, elle a simplement ri, puis elle m’a dit : « Je t’aime, c’est tout. »
Le 24 juin dernier, nous avons célébré notre cinquième anniversaire de mariage. Je l’aime plus qu’au premier jour et c’est réciproque. Depuis quelques années, nous essayons d’avoir des enfants. Une fois de plus, le feu s’est déchaîné. Non seulement je rendais la vie d’Amélie difficile, mais en plus je lui enlevais son droit d’être une mère. Il y a un nom pour l’enfant qui n’a pas de parents : orphelin. Il n’y en a pas pour les parents qui n’ont pas d’enfants. À ce moment-là, j’en ai trouvé un : Amélie. Le moment le plus difficile de ma vie fut de voir Amélie, gorgée d’hormones que je lui injectais, pleurer toutes les larmes de son âme de ne pas être enceinte après notre troisième tentative en clinique de fertilité. Durant les jours qui ont suivi, le feu me dévorait. Alors j’ai réagi, la peur au ventre, c’est-à-dire comme un vrai con. J’ai dit à Amélie que je comprendrais que son désir de maternité l’emporte. Elle a simplement ri, puis elle m’a dit : « Je ne veux pas avoir des enfants, je veux en avoir avec toi, vieillir avec toi. » Je crois avoir enfin compris cette femme, ma femme, Amélie. Elle est maîtresse de son destin. Ses choix de vie ne me regardent pas. Si elle choisit d’être avec moi, de vieillir avec moi, pour qui je suis, pour ce que je suis, ça ne me regarde en rien. Ça me rend extrêmement heureux, mais ne me regarde pas. De mon côté, je la choisis, elle, je l’aime, elle. Deux personnes qui décident de s’aimer, c’est simplement la plus vieille histoire du monde. En août, nous repartons pour un autre tour en fertilité; si la chance est de notre côté, nous pourrons, nous aussi, créer et caresser un enfant.
Ma vie a été une suite de souffrances et de bonheurs. J’ai ri sur les étages des hôpitaux, aux soins intensifs, au bloc opératoire… Un jour, je finirai bien par mourir de rire. J’ai une famille extraordinaire, de bons amis, une vie des plus étranges, elle pourrait alimenter Fred Pellerin. J’ai surtout la plus merveilleuse des femmes. Alors me voici aujourd’hui, presque trente ans, marié, une maison, une technique, un certificat universitaire en toxicomanie, une attestation collégiale en vente immobilière, plombier et tellement de projets d’avenir. Comble du bonheur, j’ai même deux ou trois cheveux blancs!
Je termine sur un proverbe qui résume bien comment la fibrose kystique a défini ma vie : « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire… »
Témoignage de Marc-André Côté
Terrebonne