Par Dre Anna Georgiopoulos
Psychiatre spécialiste de la fibrose kystique Boston, États-Unis
IMPACT DES MODULATEURS DU CFTR SUR LA QUALITÉ DE VIE ET LA SANTÉ MENTALE
Les modulateurs du régulateur de la perméabilité transmembranaire de la fibrose kystique, nommé CFTR pour Cystic Fibrosis Transmembrane conductance Regulator, en particulier la trithérapie TrikaftaMD (elexacaftor/tezacaftor/ivacaftor), ont transformé la vie de nombreuses personnes atteintes de FK. En effet, la prise de ces modulateurs a amélioré leurs symptômes physiques et leur qualité de vie (Regard, Martin, Burnet, Da Silva, Burgel, 2022). Pour d’autres personnes qui ne sont pas admissibles au traitement en raison de leurs variantes du CFTR ou qui n’y ont pas accès (Guo, Garratt, Hill, 2022), l’annonce de l’approbation du TrikaftaMD a pu éveiller des émotions contradictoires, notamment de déception, de frustration et d’inquiétude quant à l’avenir (Keyte, Kauser, Mantzios, Egan, 2022). Et certains admissibles au traitement ont des effets secondaires rendant le TrikaftaMD dangereux à utiliser ou difficile à tolérer et ainsi, ils peuvent également ressentir de la détresse.
Des questions concernant l’impact sur la santé mentale de la prise de modulateurs du CFTR ont donc émergé. Les données sur ce sujet se limitent à la description des expériences d’individus ou de petits groupes de personnes atteintes de FK qui ont commencé à prendre un modulateur. Ces rapports décrivent l’amélioration de l’humeur ou l’aggravation de l’anxiété, l’augmentation ou la diminution des niveaux d’énergie, les changements dans la pensée, la mémoire ou la concentration (« brouillard cérébral ») et les troubles du sommeil (Bathgate, Hjelm, Filigno, Smith, Georgiopoulos, 2022).
COMMENT LES SYMPTÔMES DE TROUBLE MENTAL POURRAIENT-ILS ÊTRE LIÉS AUX MODULATEURS ?
Des études de plus grande envergure seront nécessaires pour démontrer et comprendre plus clairement les relations entre les modulateurs du CFTR et la santé mentale. Cependant, il existe plusieurs façons de réfléchir à la possibilité et à la façon dont les modulateurs du CFTR pourraient être liés à des symptômes de trouble mental (Talwalkar, Koff, Lee, Britto, Mulenos, Georgiopoulos, 2017).
Hypothèse 1 : Le modulateur n’est pas lié aux changements de la santé mentale.
La première possibilité est que les symptômes de trouble mental d’une personne ne soient pas provoqués par un modulateur du CFTR. Comparativement à la population en générale, les personnes atteintes de FK présentent un risque plus élevé de problèmes de santé mentale, tels la dépression, l’anxiété, les problèmes d’attention et les troubles du sommeil (Bathgate, Hjelm, Filigno, Smith, Georgiopoulos, 2022). Ces difficultés peuvent être causées ou aggravées par de nombreux facteurs, notamment le stress lié à la vie avec la FK, la douleur, l’inflammation ou les périodes de mauvaise alimentation ou de manque d’oxygène. L’annonce de l’approbation du TrikaftaMD a également coïncidé avec la pandémie de COVID-19, ce qui pourrait compliquer la distinction des éléments déclencheurs des changements de santé mentale pendant cette période. La pandémie a créé de l’incertitude, des peurs et des pertes affectant le bien-être émotionnel de nombreuses personnes, et a également eu des effets profonds sur la prestation des soins de FK et de santé mentale (Smith, Georgiopoulos, Mueller, Abbott, Lomas, Aliaj, Quittner, 2021). Les symptômes de trouble mental sont courants et s’améliorent ou s’aggravent souvent avec le temps ou en réponse au début ou à l’arrêt d’un traitement en santé mentale. Pour ces raisons, on pourrait s’attendre à ce que certaines personnes remarquent des changements dans leur santé mentale à peu près au moment où elles ont commencé à prendre du TrikaftaMD, pour la seule raison de la coïncidence.
Hypothèse 2 : Impact psychologique au début de la prise d’un modulateur
Même lorsque les changements sont bienvenus et positifs, ils peuvent être stressants et entraîner de l’anxiété, de la tristesse ou un sentiment de distraction et de préoccupation. Cela peut être vrai pour les personnes atteintes de FK qui commencent un traitement par modulateur. L’amélioration de l’état de santé peut donner lieu à une réévaluation du passé et de l’avenir, à des inquiétudes au fait que les avantages des modulateurs ne durent pas et à une réflexion sur la façon dont l’identité et la vie pourraient changer si l’état de santé était plus stable. Certains peuvent ressentir une pression écrasante pour en faire « plus » au travail, à l’école ou à la maison, ou s’inquiéter de perdre les soutiens sociaux sur lesquels ils comptaient ou des prestations telles que les allocations d’invalidité. L’image de soi peut changer ; par exemple, des personnes qui prennent du poids (même s’il s’agit d’un poids normal) après avoir commencé à prendre du TrikaftaMD peuvent avoir des problèmes d’image corporelle. Malgré la reconnaissance pour les bienfaits des modulateurs sur leur santé, les personnes traitées peuvent également ressentir la culpabilité du survivant à l’égard des personnes atteintes de FK qui n’ont pas eu la chance de bénéficier du traitement.
Hypothèse 3 : Effets directs des modulateurs sur le cerveau
Le CFTR est présent non seulement dans les poumons, mais aussi dans d’autres parties du corps, notamment dans les cellules nerveuses à l’intérieur et à l’extérieur du cerveau. Bien que le rôle du CFTR dans le cerveau soit incertain, la modification de sa quantité due à la fibrose kystique et/ou à la prise d’un modulateur pourrait altérer le fonctionnement du cerveau. Les modulateurs du CFTR pourraient également affecter la façon dont les cellules nerveuses communiquent entre elles. Par exemple, il a été démontré que l’ivacaftor, un ingrédient de tous les modulateurs du CFTR actuellement disponibles, se connecte aux récepteurs et aux transporteurs de neurotransmetteurs tels que la sérotonine, la norépinéphrine et la dopamine (Schneider, McQuade, Carbone, Reyes-Ortega, Wilson, Button, Saito, Poole, Hoyer, Li, Velkov, 2018). De nombreux médicaments utilisés pour traiter la dépression, l’anxiété et le trouble du déficit de l’attention/hyperactivité (TDAH) ont également des effets sur ces neurotransmetteurs. Il est donc plausible que les modulateurs du CFTR puissent avoir un impact direct sur les symptômes de trouble mental.
Hypothèse 4 : Interactions médicamenteuses entre les modulateurs et les médicaments psychiatriques
Les interactions médicamenteuses peuvent modifier l’efficacité des modulateurs ou des médicaments psychiatriques, ou augmenter le risque d’effets secondaires (Bathgate, Hjelm, Filigno, Smith, Georgiopoulos, 2022). Par exemple, le lumacaftor, présent dans OrkambiMD, est connu pour diminuer les niveaux des antidépresseurs citalopram, escitalopram et sertraline. Lorsqu’une personne atteinte de FK prend l’un de ces antidépresseurs et commence à prendre OrkambiMD, elle peut constater une aggravation des symptômes de dépression ou d’anxiété et devoir augmenter la dose de l’antidépresseur. Par ailleurs, la carbamazépine (anticonvulsivant et stabilisateur d’humeur) et le millepertuis (supplément en vente libre parfois utilisé pour traiter la dépression) pourraient réduire les niveaux de TrikaftaMD et le rendre moins efficace. Les médicaments sont assimilés par l’organisme en utilisant différentes voies. Ainsi, lorsque des effets secondaires surviennent après l’introduction d’un nouveau médicament, il convient d’envisager le rôle potentiel des interactions médicamenteuses.
PARLEZ DE SANTÉ MENTALE À VOS FOURNISSEURS DE SOINS DE SANTÉ
Si vous prenez un modulateur du CFTR et que votre santé mentale vous préoccupe, demandez une évaluation par un professionnel de la santé mentale pouvant collaborer avec votre équipe de soins FK. Dans de nombreux centres de FK, un travailleur social ou un coordonnateur de la santé mentale peut vous aider à entamer ce processus. Certains centres de FK travaillent en étroite collaboration avec des psychologues ou des psychiatres qui se spécialisent dans le traitement des personnes souffrant à la fois de problèmes de santé physique et mentale.
Qui sont les prestataires de services de santé mentale ? Quels services fournissent-ils ?
Il est important de parler ouvertement de ce que vous avez vécu. Dites à votre équipe de traitement quand vos symptômes ont commencé, à quel point ils sont fréquents et graves, comment ils affectent votre vie quotidienne et ce qui, selon vous, peut les avoir provoqués. Quel est le moment où vos symptômes de trouble mental apparaissent par rapport à la prise du TrikaftaMD ou à d’autres facteurs de stress de la vie ? Y a-t-il eu des changements récents dans vos autres médicaments pour la fibrose kystique, vos médicaments psychiatriques ou toute autre substance en vente libre ou non prescrite que vous utilisez ? Votre équipe voudra également savoir ce que vous avez essayé jusqu’à présent pour résoudre ces problèmes et si les symptômes s’améliorent, s’aggravent ou restent les mêmes. Si vous craignez que vos symptômes soient liés à la prise du TrikaftaMD, expliquez ce qui vous a amené à faire ce lien. Avez-vous eu des effets secondaires physiques, tels que des problèmes au foie ?
Vos prestataires de soins vous demanderont si vous avez eu des symptômes de trouble mental ou un traitement en santé mentale dans le passé, et dans l’affirmative, ce qui vous a aidé. Demandez-vous si les symptômes que vous ressentez actuellement sont similaires ou différents de ceux que vous avez pu avoir auparavant. Si des membres de votre famille ont souffert de troubles mentaux, cela peut également fournir des indices utiles pour établir un diagnostic et prescrire le traitement le plus efficace.
Prendre une décision sur les prochaines étapes
Diverses approches thérapeutiques sont disponibles pour traiter les troubles mentaux qui apparaissent ou s’aggravent pendant qu’une personne prend un modulateur du CFTR. Si les symptômes sont légers ou s’améliorent avec le temps, une intervention ne sera peut-être pas nécessaire. Le soutien des amis, de la famille ou de professionnels de la santé peut aider à s’adapter à la vie avec la FK à l’ère des modulateurs du CFTR. Il peut également être utile de rechercher des ressources contenant des informations sur la FK et la santé mentale, comme le site Web de la Fondation de la FK (https://www.cff.org/managing-cf/mental-health) ou Facing CF (Sher, Georgiopoulos, Stern, 2020). Les stratégies comportementales et la psychothérapie reposent sur une solide base de données probantes quant à leur efficacité à gérer la dépression, l’anxiété, l’insomnie et d’autres problèmes de santé mentale. De même, que les symptômes soient ou non liés à la prise d’un modulateur du CFTR, il est possible de commencer la prise de médicaments psychiatriques ou de les ajuster pour cibler les symptômes gênants.
Dans certains cas, l’arrêt du modulateur du CFTR ou la modification de la dose peut être tenté pour aider à évaluer si les symptômes de trouble mental sont liés au modulateur et si la stratégie choisie les soulagera. Cependant, l’arrêt du modulateur risque de faire perdre ses effets bénéfiques sur la santé physique ; et les données disponibles sont limitées pour guider l’utilisation sûre et efficace d’une dose inférieure à la posologie recommandée (Spoletini, Gillgrass, Pollard, Shaw, Williams, Etherington, Clifton, Peckham, 2022). Ces deux stratégies doivent donc être abordées avec prudence.
Si vous ressentez des effets secondaires néfastes sur votre santé mentale et vous envisagez de modifier votre dose de TrikaftaMD ou de l’arrêter, il est important d’en parler d’abord à votre équipe de soins FK. Échangez avec les membres de votre équipe à propos des risques et des avantages d’un changement de médication et des symptômes de trouble mental qui peuvent aussi dépendre de votre situation personnelle.
- Dans quelle mesure serait-il risqué d’essayer d’arrêter le TrikaftaMD ? Pensez à toutes les améliorations de votre santé ou de votre qualité de vie depuis que vous avez commencé à prendre le médicament. Les conséquences d’une courte période d’essai sans modulateur pourraient être très différentes selon le stade d’avancement de la FK avant le début de la prise du TrikaftaMD (personne avec une fonction pulmonaire normale et de rares exacerbations pulmonaires versus personne avec de fréquentes hospitalisations et en attente d’une transplantation pulmonaire).
- Quelle est la gravité des symptômes de trouble mental et quels malaises ceux-ci occasionnent-ils ? Par exemple, un problème de concentration occasionnel peut être une nuisance mineure, mais si les problèmes d’attention sont persistants et graves, ils peuvent entraîner des difficultés à réussir à l’école ou à conserver un emploi.
- Quel est le risque que les symptômes de trouble mental restent les mêmes ou s’aggravent ? Y a-t-il des inquiétudes quant à la sécurité ? Quelle qu’en soit la cause, certains symptômes, comme le sentiment d’être suicidaire, agité ou déconnecté de la réalité, nécessitent une attention immédiate.
- Quelles sont les solutions de rechange à l’arrêt du TrikaftaMD ? Y a-t-il des techniques d’adaptation que vous pourriez utiliser pour gérer vos symptômes de trouble mental, ou d’autres stratégies de traitement psychologique ou médicamenteux qu’il serait judicieux d’essayer ?
Les préférences et la tolérance à différents types de risques pouvant varier d’une personne à l’autre, deux personnes se trouvant dans des circonstances similaires peuvent faire des choix différents. Il est important de discuter de vos objectifs et de vos valeurs avec votre équipe de soins lorsque vous prenez des décisions sur les prochaines étapes.
Suivre les changements
Quelle que soit l’intervention que vous décidez d’essayer — ou même si vous décidez qu’il vaut mieux ne rien changer pour le moment à votre plan de traitement de la FK ou à celui de la santé mentale —, discutez avec votre équipe de soins de la façon dont ensemble vous allez surveiller votre santé physique et émotionnelle. Dressez une liste des changements qu’il serait le plus important de rechercher comme signes précurseurs d’une détérioration de votre santé (comme une augmentation de la toux ou de la fatigue) ou d’une amélioration (comme un meilleur sommeil ou une diminution de l’anxiété). Il peut être facile d’oublier des détails, alors si vous le pouvez, tenez un journal quotidien pour suivre l’évolution de la situation au fil du temps. Incluez les symptômes physiques et émotionnels qui vous concernent le plus, par exemple la dépression, l’irritabilité, l’anxiété, le sommeil ou la douleur. Notez également tout changement de médicament et les événements marquants de la vie ou les situations stressantes qui pourraient affecter votre état, comme une nouvelle relation, des problèmes financiers ou des examens finaux. Il peut être judicieux de rencontrer votre équipe de traitement plus souvent que d’habitude pour faire le point.
EN SAVOIR PLUS SUR LES MODULATEURS DE CFTR ET LA SANTÉ MENTALE
Les prestataires de soins de santé et les personnes atteintes de FK en sont encore à apprendre ensemble les effets des modulateurs du CFTR. Des recherches sont en cours et de nouvelles études sont conçues pour aider la communauté FK à mieux comprendre les effets complexes des modulateurs, tant positifs que négatifs. Le partenariat avec votre équipe de traitement est essentiel pour vous aider à optimiser votre santé physique et mentale.
RÉFÉRENCES
Bathgate CJ, Hjelm M, Filigno SS, Smith BA, Georgiopoulos AM. Management of mental health in cystic fibrosis. Clin Chest Med 2022, in press.
Sher Y, Georgiopoulos AM, Stern TA (eds.) Facing Cystic Fibrosis: A Guide for Patients and their Families. Boston: Massachusetts General Hospital Psychiatry Academy, 2020.
Guo J, Garratt A, Hill A. Worldwide rates of diagnosis and effective treatment for cystic fibrosis. J Cyst Fibros. 2022 May;21(3):456-462. Epub 2022 Feb 4.
Keyte R, Kauser S, Mantzios M, Egan H. The psychological implications and health risks of cystic fibrosis pre- and post- CFTR modulator therapy. Chronic Illn. 2022 May 3:17423953221099042. Epub ahead of print.
Regard L, Martin C, Burnet E, Da Silva J, Burgel PR. CFTR Modulators in People with Cystic Fibrosis: Real-World Evidence in France. Cells. 2022 May 28;11(11):1769.
Schneider EK, McQuade RM, Carbone VC, Reyes-Ortega F, Wilson JW, Button B, Saito A, Poole DP, Hoyer D, Li J, Velkov T. The potentially beneficial central nervous system activity profile of ivacaftor and its metabolites. ERJ Open Res. 2018 Mar 13;4(1):00127-2017. Erratum in: ERJ Open Res. 2018 Dec 21;4(4).
Smith BA, Georgiopoulos AM, Mueller A, Abbott J, Lomas P, Aliaj E, Quittner AL. Impact of COVID-19 on mental health: Effects on screening, care delivery, and people with cystic fibrosis. J Cyst Fibros. 2021 Dec;20 Suppl 3:31-38.
Spoletini G, Gillgrass L, Pollard K, Shaw N, Williams E, Etherington C, Clifton IJ, Peckham DG. Dose adjustments of Elexacaftor/Tezacaftor/Ivacaftor in response to mental health side effects in adults with cystic fibrosis. J Cyst Fibros. 2022 May 15:S1569-1993(22)00111-4. Epub ahead of print.
Talwalkar JS, Koff JL, Lee HB, Britto CJ, Mulenos AM, Georgiopoulos AM. Cystic fibrosis transmembrane regulator modulators: Implications for the management of depression and anxiety in cystic fibrosis. Psychosomatics 2017 Jul – Aug;58(4):343-354. Epub 2017 Apr 5.