Quelles conditions faut-il remplir pour témoigner de manière pertinente? Faut-il avoir vécu des drames terribles, des épreuves insurmontables? Est-ce la bravoure face à une bataille perdue d’avance et une victoire inespérée? De toutes ces affirmations, la constante se retrouve dans l’expérience hors du commun d’un être qui sera transformé par cette exposition à l’inénarrable. Alors pourquoi est-ce que j’écris ici alors qu’aucune de ces caractéristiques ne s’applique à mon existence?
J’ai appris, il y a longtemps déjà, que j’étais quelque peu différent, mais de qui? Je ne crois pas vraiment qu’il existe une catégorie de gens sains et normaux, archétypes intouchables de la parfaite personne qui, lorsqu’on s’en éloigne, régissent les différents degrés de la marginalité. Alors quoi? Alors j’ai préféré voir ma marginalité comme ordinaire, de considérer le fait de devoir prendre mes médicaments comme une banale routine du même genre que l’hygiène dentaire de base.
Éduqué dès mon plus jeune âge à être normalement différent, j’ai pu aisément me fondre à mes semblables, désamorçant avec candeur chaque petit geste hors du commun comme la prise d’un médicament ou ma disparition momentanée le temps d’un traitement. Même mes fréquents rendez-vous à la clinique ne sont jamais vraiment parvenus à me faire sentir dissemblable. Ils n’étaient qu’un autre élément de ma routine personnelle, une escale qui me permettait de faire l’école buissonnière pour quelques heures. Et la toux? Bien sûr, celle-ci me collait plus ou moins à la peau, comme l’acné chez d’autres; c’était parfois déplaisant, mais rarement handicapant. Voilà qui fait toute la différence : ne pas avoir été brimé dans mes désirs par une condition jouant les modératrices.
En fait, les éléments relatifs à ce spectre discret qui m’ont le plus apeuré ne sont pas venus de quelques faux pas au sein de la danse bien rangée de ma santé physique, mais plutôt de certains récits glanés çà et là sur la Toile. Évidemment, bien peu nombreux étaient ceux qui annonçaient des lendemains qui chantent aux infortunés génétiquement désavantagés. Mais enfin, cela ne veut pas dire du tout qu’à partir du moment où mes yeux se posèrent sur ces sombres lectures à caractère prophétique, je me mis à vivre comme un condamné. Disons simplement qu’après la naïveté initiale et l’angoissante prise de conscience d’un futur incertain vint la découverte que j’étais bien chanceux dans ma malchance.
En effet, j’avais le malheur de me voir affublé d’une anomalie handicapante qui, par bonheur, se contentait de jouer les passagers clandestins invisibles au fond de la cale. Mais elle finirait bien par se montrer au grand jour… Entre-temps, les jours se suivaient et ne se ressemblaient pas. Durant mes années au secondaire, j’eus la chance d’enfiler le costume d’un coureur de cross-country tout à fait décent, d’un comédien ne jouant pas trop faux, d’un écrivain un brin inspiré, d’un missionnaire du dimanche en pays étranger, d’un ami enjoué et d’un amant passionné. Disons que les occasions ne manquaient pas d’oublier cette ombre assez pâlotte qui peinait souvent à maintenir mon allure. Le vent aurait-il tourné à mon passage au niveau collégial? Dire que non serait mentir, mais cela signifie-t-il que mon état empire? Pas du tout. Simplement, comme tout être mûrissant, se patinant au gré des années, se fixèrent en moi certaines couleurs qui me suivent depuis alors que d’autres s’effacèrent au profit de nouveaux éclats.
Malgré un choix d’études peu dramatique en théâtre, je fus forcé d’admettre que chemin faisant, comme le dit un certain adage à propos de paroles volantes et d’écrits restants, eh bien, ces restants semblaient devenir pour moi un plat de résistance dont j’aimais me gaver toujours davantage. Pour remplacer le théâtre, un nouvel art performatif fit une entrée fracassante dans mon existence. Il s’agissait d’une discipline s’abreuvant à la source de la danse, des arts martiaux, de la musique, du chant et d’une culture pour moi étrangère, j’ai nommé : la capoeira. Enfin, j’ai découvert une passion qui me rappelle que la science s’infuse et se déguste une gorgée à la fois, qui m’apprend à apprécier la beauté de l’éphémère au sein d’un art plusieurs fois millénaire. Cette passion qui coule désormais dans mes veines est celle du thé et de tout l’univers qui s’y rattache.
Profondément épris de tous ces intérêts, le temps m’a souvent manqué pour m’inquiéter de l’avenir. Les seules ombres au tableau viennent plutôt d’une propension agaçante à transformer de manière imaginaire le moindre petit bobo en maladie mortelle. Désagréable manie qui a tout de même l’avantage de n’être qu’une fabulation de l’esprit. Je dois avouer que j’ai aussi la chance de pouvoir compter sur la bienveillance rationnelle de ma copine qui, au fil du temps, a appris à ne pas se laisser effrayer par ces angoisses disproportionnées au cours de nos sept ans de fréquentation.
Ainsi, vraiment, je ne peux pas me plaindre et c’est pourquoi j’ai quelque peu hésité avant de rédiger ce témoignage, alors que je suis conscient que d’autres ont une vie beaucoup plus difficile que la mienne. La situation changera sans doute un jour, mais d’ici là, je n’y pense pas et je prends soin de moi et profite de l’existence presque trop parfaite qui s’offre à moi!
Témoignage de Manuel Legault Roy
Montréal (Québec)