Témoignage d’Éric Girard, publié dans le SVB numéro 45
Septembre 2021
Tout d’abord, il y a cette annonce. «Il s’agit peut-être de la fibrose kystique.» C’est un choc assourdissant, mais, comme parents, c’est l’espoir qui prend le dessus en attendant la confirmation du vrai diagnostic.
Ensuite, il y a la vie quotidienne. «Un jour, on va s’habituer.» Non.
Aussi, il y a les autres. «Oui, je comprends.» Hélas, non, vous ne comprenez pas.
Puis, dans certains cas, il y a les sœurs et les frères. «Ah? C’est une maladie mortelle, ça?» Oui.
Finalement, le transfert de l’hôpital pour enfants vers celui des adultes apporte aussi une panoplie de réorganisations qui flirte avec le deuil. «Ah. Désolée, elle est maintenant majeure, cela ne vous regarde plus…»
Les proches aidants. On dirait le nom d’un emploi spécialisé de soins spécialisés pour quelqu’un de spécial. On ne pense pas postuler cet emploi. On nous l’impose. On a choisi le rôle de parent, mais dans la description de tâches, il n’était pas fait mention explicite que «proche aidant» en ferait partie aussi intensément depuis le début et pour une durée aussi longue. On sait déjà que le rôle de parent comporte plusieurs facettes. C’est comme un magasin général, on y trouve de tout, mais de base. Un proche aidant est un généraliste spécialisé. Il doit avoir une connaissance poussée de la science qui explique la condition associée à la fibrose kystique dans le cas qui nous intéresse. Il doit démontrer un savoir-faire impeccable dans les techniques de traitement. Il devient une machine de l’organisation des horaires et d’ingéniosité pour faciliter le quotidien malgré les changements dans l’état physique de l’enfant malade. Il doit également pourvoir à maintenir un moral d’acier. C’est donc un médecin spécialiste, un infirmier spécialisé, un inhalothérapeute averti, un physiothérapeute efficace, un secrétaire organisé, un fiscaliste aguerri, un courtier d’assurances informé, un psychologue parfois exténué, voire même un psychiatre épuisé, un travailleur social à temps plein, un comptable minutieux, un éthicien impeccable, un philosophe intelligent, un «coach encourageant», etc. que le terme d’«aidant naturel» renferme.
Il y a le deuil d’une vie normale qui doit se faire. Cela commence par le bris de la vie d’avant le diagnostic. Comme toute maladie mortelle, la fibrose kystique est une tautologie à la mort. Il y a des morts rapides, soudaines. On est surpris et le choc est immense. Il y a les morts lentes et inéluctables. Elles se présentent à nous doucement, mais avec une telle violence dans la promesse de souffrances d’une agonie longue et lourde pour le patient et son entourage. Même si nous sommes des adultes à l’annonce du diagnostic, du verdict de condamnation, notre perception du temps est altérée. On ne peut toujours pas réaliser la longueur d’une trentaine d’années de vie. On ne peut faire la distinction de nos «trente ans» et celui de l’espérance de vie de notre enfant. «C’est bien, l’espérance de vie est maintenant de 36 ans. Ce n’est pas comme avant quand les malades n’atteignaient pas leurs 18 ans. Ils peuvent maintenant avoir une vie presque normale en planifiant des projets comme des études supérieures, un appartement, une vie de couple et même des enfants.» Pour un parent d’une trentaine d’années, cela sonne comme «très peu de temps à vivre et de choses à réaliser» dans ce trop court laps de temps. La mort sonne à la porte, mais… elle est déjà entrée. C’est le deuil d’une vie normale pour notre enfant.
À mesure que les années avancent, la fibrose kystique — la mort à venir — fait son nid en prenant de plus en plus de place. On réalise que l’horaire chargé et serré ne sera pas la solution. Le suivi religieux des
prescriptions de traitements, de médicaments, de diète et d’exercices physiques ne peut pas contenir indéfiniment l’apparition de nouveaux symptômes et la dégradation de l’état physique et mental de notre enfant. Chaque étape de vie amène son lot de souffrance: les premières pilules avalées seul, le gavage, les antibiotiques intraveineux, les hospitalisations (en compagnie du parent, puis tout seul), les nouvelles médications avec des effets secondaires, les baisses de capacité pulmonaire, les laparoscopies, la greffe de poumons à venir, la greffe de foie peut-être, l’arrêt des études éventuellement et l’arrêt d’un travail permanent à l’âge adulte. Tout cela nous amène vers des décisions difficiles et comporte son lot de souffrances puis conduit inexorablement à la mort.
Le parent proche aidant est un individu. Un individu peut s’accommoder d’une certaine douleur. Il peut faire un bout de chemin et il a normalement l’option d’y mettre fin à chaque moment difficile. Heureusement, très peu choisissent cette option pour leur progéniture FK, même si à chaque embûche elle est présente. L’individu avec la fibrose kystique n’est pas différent des autres individus. Il a ce même sentiment de choix, même si demeurer en vie est plus difficile que pour les autres. Le parent d’enfant malade n’a pas de choix pour son enfant. Son amour ne lui permet pas d’envisager la mort comme issue. L’indépendance de l’enfant, qui grandit avec l’âge, place le parent dans une position d’impuissance. C’est le deuil d’être un parent qui tient à la sécurité et à la pérennité de sa progéniture, mais qui devient un spectateur jouant un rôle malheureusement de moins en moins important dans la survie de son enfant.
Ainsi, l’arrivée inespérée à l’âge adulte de leur enfant amène les parents à laisser tomber sa prise en charge, car maintenant il s’occupe lui-même de la fibrose kystique. Pour ces parents, ce ne sera plus jamais pareil: c’est un lâcher-prise énorme et c’est un deuil sur cette vie rangée au rythme de la maladie. Il faut, dans le cheminement de ce deuil, découvrir ce nouveau rôle de parent, cette nouvelle vie plus éloignée de la maladie qui a été imposée à la famille.
Quand l’enfant abandonne un combat trop long et trop difficile, après une guerre quotidienne de plusieurs années, c’est un face-à-face avec la mort véritable. Cette disparition physique de l’être aimé se fait alors évidemment de manière définitive. Comment franchir sereinement cette étape-ci? Faut-il que les souffrances aient été trop grandes pour qu’on accepte mieux ce départ? À qui sera la faute? La fibrose kystique, les soins, l’environnement, la médecine, la science, le temps? Voilà plusieurs questions qui demeureront sans réponses. En attendant la fin, il nous faut maintenir le cap malgré les tempêtes qui nous assaillent d’un quotidien normalement trop différent des autres, les aléas de la vie normale avec une condition exceptionnelle.
Le deuil, sous quelque forme que ce soit, est une blessure qui se soigne, comme celle qui serait physique. Chaque personne touchée par le deuil devra prendre le temps pour se soigner à son rythme, à sa manière. Mais comme toute guérison, cela demeurera sensible et laissera des marques à jamais.