Extrait du SVB2017
Par Odile Lefrançois
Montréal (Québec)
Il y a dix-sept ans, une petite fille est née. Cela aurait pu être n’importe quelle histoire banale, seulement celle-ci ne l’est pas. Âgée de deux jours seulement, la petite fille a du être opérée, car son système digestif ne fonctionnait pas correctement. Premier indice aux yeux des médecins, ils lui firent effectuer quelques tests pour confirmer leur première hypothèse et portèrent aux oreilles de ses parents un nom qui leur était alors inconnu : la fibrose kystique.
Aujourd’hui, des années plus tard, la petite cicatrice est encore présente sur mon ventre, parmi quelques autres. Celle de mon bouchon de gavage, qui m’a nourrie artificiellement pendant des années. Celles de mes nombreuses perfusions d’antibiotiques, qui m’ont parsemé les bras au cours de mon enfance. Celle de mon ancien cathéter, plus haute, lorsque mes veines n’ont plus suffi aux perfusions. Celle de ma greffe bi-pulmonaire, lorsque rien d’autre n’a plus suffi.
J’avais treize ans lorsque mon état a commencé à se détériorer. Malgré mes traitements quotidiens, malgré les innombrables vitamines, antibios, et autres, malgré les visites régulières à la clinique de fibrose kystique, j’ai dû passer quelque temps hospitalisée à Sainte-Justine. J’en suis repartie moins d’un mois plus tard, rassurée quant à ma santé.
Seulement un an s’est déroulé entre ce moment et celui où j’ai commencé à dormir chaque nuit avec de l’oxygène. Pour la première fois, nous parlions de mesures plus grandes, plus importantes que de simples médicaments. Le mot greffe s’est rajouté à mon vocabulaire, et bien que j’aie toujours été consciente de la nécessité d’avoir recours un jour à cette opération, je ne m’attendais pas à ce que ça arrive aussi tôt.
Cette même année, je n’ai été en classe que deux mois sur les dix de mon secondaire trois. Ensuite, j’ai eu droit à l’aide précieuse d’une étudiante universitaire formidable, qui me gardait motivée dans mes études même lorsque je n’en voyais plus l’importance. J’allais au moins une demi-journée par semaine à l’hôpital, pour m’assurer que mon état ne se détériore pas trop vite. Je voyais une amie, formidable aussi, et le reste du temps, je ne pouvais que dormir, épuisée.
Il est difficile de se rendre compte de l’énergie que respirer demande. À la fin de mon année scolaire, je gardais mon oxygène toute la journée, entièrement dépendante de ces petites molécules d’O2. Je ne le quittais plus et, malgré cette aide, j’éprouvais encore des difficultés à respirer. Entre mes longues quintes de toux et mes moments de repos, il ne s’écoulait que peu de temps et j’étais vidée au moindre effort.
Parallèlement à cela, mon appétit était ruiné par l’énorme quantité de médicaments qui m’était administrée chaque jour alors que j’avais besoin de plus de calories que jamais. Grâce à un dispositif de gavage que j’avais déjà depuis mes onze ans, j’ai pu avoir accès à une plus grande valeur nutritionnelle. Au total, je recevais chaque jour 4 000 calories, moins celles que je vomissais. Je devais encore prendre deux kilos si je voulais être acceptée sur la liste d’attente pour la greffe.
Mon secondaire quatre n’a simplement pas eu lieu. J’ai suivi quelques cours, tenté de me tenir à jour, mais je n’avais plus l’énergie. Je regardais plusieurs séries, elles-mêmes constituées de plusieurs saisons. Je lisais beaucoup aussi, des tas de romans, mais j’étais rapidement fatiguée. Au cours de la journée, je faisais tout pour me lever le moins possible, et il m’arrivait de faire de nombreuses siestes, sans même prendre la peine de retourner dans mon lit pour m’endormir.
Vers le début du mois de décembre, j’ai commencé à utiliser une nouvelle machine qui m’aidait à mieux respirer la nuit. De cette façon, je pouvais avoir quelques heures, chaque soir, où je profitais d’un réel repos. Au début, je n’étais pas une grande fan de ce masque trop grand, mais j’ai vite accepté sa présence. Quelque temps après, j’étais pressée de le porter, le mettant dès possible et retardant toujours le moment de l’enlever.
J’avais du me rendre à l’évidence : respirer par moi-même était désormais une tâche difficile à accomplir. À cette époque, mes poumons ne fonctionnaient qu’à moins de 20%. Il est impossible de savoir jusqu’à combien exactement je suis descendue puisquesous cette limitecette mesure n’est plus assez fiable pour calculer la capacité pulmonaire. Néanmoins, je sais que cela a continué d’empirer, jusque bien plus bas encore.
Après le temps des fêtes, j’ai été admise une énième fois à l’hôpital. Cette fois, mon état se détériorait trop rapidement, à un point où cela en était inquiétant. Monter les escaliers, ou simplement marcher dans le corridor, tout m’épuisait de façon alarmante. Moi qui aimait tant lire, je n’arrivais plus à me concentrer sur une page plus de quelques secondes. Les mots, les idées, tout se mélangeait dans ma tête.
Mon corps, peu à peu, est devenu résistant aux antibiotiques normaux et il a fallu en tester de nouveaux, moins … traditionnels. Certains n’avaient plus été utilisés depuis plusieurs années, en raison de leurs effets secondaires trop nombreux et trop importants. Malgré cela, ils eurent de très bons résultats sur moi et, en les gardant bien à l’œil, nous avons évité toute complication.
Après deux mois passés sur un étage « normal, » j’ai soudainement été transférée vers les soins intensifs de l’hôpital. Il n’était plus question d’attendre, mes médecins complétèrent toutes les démarches nécessaires et je fus admise sur la liste d’urgence pour la greffe, dépassant ainsi tous les autres. À partir de là, je n’ai attendu que très peu de temps, bien que ça me soit paru comme une éternité.
Je n’ai que très peu de souvenirs de cette période, droguée par les puissants médicaments que je recevais. Les tubes dans les veines de mes mains trop petites, qui perçaient après quelques heures seulement, et la douleur qui les accompagnait. Le livre acheté par mes parents, posé contre le lavabo, laissé encore neuf à l’état d’abandon, car les mots étaient confus devant mes yeux. Ces courts instants, éveillée au milieu de la nuit, dans le noir et le silence relatif d’un hôpital que je n’avais plus quitté depuis deux mois. Les yeux pleins d’incompréhension de mes deux petites sœurs, et parfois, leurs larmes déchirantes.
J’ai été transférée de nouveau une quinzaine de jours plus tard, vers un nouvel hôpital, pour adultes cette fois. J’avais imaginé que ce serait un grand changement, mais c’est à peine si j’étais suffisamment consciente pour me rendre compte de la différence. À un endroit ou à un autre, mes activités principales constituaient à dormir, fixer le plafond, et partager à voix haute des pensées sans sens. Le lendemain de mon arrivée, mon chirurgien est venu m’annoncer qu’il avait des poumons pour moi, et ce doit être la seule chose dont je me souvienne aussi bien.
Selon mes médecins traitants, deux semaines plus tard, je serais morte.
J’ai passé encore un peu plus d’un mois hospitalisée avant de finalement rentrer chez moi. Je devais tout réapprendre ; à parler et à manger malgré ma gorge irritée par l’intubation, à marcher malgré les muscles de mes jambes qui avaient souffert d’avoir passé autant de temps sans exercice, à socialiser malgré le fait que ma seule compagnie durant plusieurs mois ait été ma famille et quelques rares amis. Mais j’ai réussi, et j’ai pleinement profité de mon été avant de revenir à la vie normale.
Deux ans après les avoir quittés j’étais de retour sur les bancs de l’école. Comme n’importe quelle adolescente normale, je m’inquiétais de ma note en mathématiques, rouspétais sur le dos de certains professeurs et me disputais à tort et à travers pour des raisons qui m’échappent désormais. Je n’ai qu’une seule année de retard sur mes amis, mais j’ai aussi créé de nouveaux liens. L’an prochain, après avoir obtenu mon diplôme secondaire, je les rejoindrai enfin dans leurs études collégiales, dans un domaine qui me passionne.
Bien sûr, je prends toujours plusieurs médicaments pour éviter que mon corps ne rejette ces nouveaux poumons, et je dois faire attention à ma santé puisque je n’ai plus, ou presque plus, de système immunitaire. Rendue ici, je considère tout de même que c’est très peu. J’ai aussi recommencé à lire, à perdre beaucoup trop de temps devant des séries télévisées et à procrastiner face à mes devoirs jusqu’à n’avoir aucun autre choix, sinon de les faire.
Comme on dit, la vie continue!